Le Bowie nouveau est arrivé. Les spécialistes vous
le diront : en bouche, attaque opulente, notes viandées.
Du volume avant tout, corsé, généreux plein
et mûr. Bref un grand cru.
Petit frère d Heathen,
il se démarque toutefois par son aspect radicalement plus
citadin. "Heathen avait été écrit sur
une montagne, en pleine nature, ma démarche était
plus introspective, spirituelle" explique Bowie. Ce nest
pas le cas de Reality qui est totalement imprégné
de New York et de ses humeurs. De plus cet album a été
conçu pour la scène. Chaque chanson possède
son propre canevas narratif. À larrivée, cest
une collection de titres totalement autonomes. Il ny a pas
de concept, pas de ligne directrice. "Mon véritable
désir était daligner des morceaux avec un
potentiel dénergie reconductible immédiatement
sur scène. Chaque fois, ma seule préoccupation était
: Est-ce que cela ferait un bon titre de scène ?"
nous explique-t-il.
Dans lattente de juger sur pied, nous vous proposons dores
et déjà une dégustation expresse du Bowie
2003. Le Maître de chai en personne vous servira de guide.
L'arrière-bouche urbain laisse présager un long
vieillissement sans dessèchement. Un grand Bowie donc,
noble, complexe et comme toujours, d'évolution lente et
passionnante.
- New killer star :
En anglais, nuclear et new killer se prononcent
quasi de la même façon. Lidée centrale
du texte repose sur ce jeu de mot. Disons quaujourdhui,
un grand nombre de politiciens américains ont tendance
à prononcer nouvelle étoile tueuse au
lieu de étoile nucléaire. Jai
décidé den faire une chanson. Jai composé
ce titre (ainsi que la totalité de Reality) à New
York. Il y a dans ce titre, de façon flagrante, londe
de choc et toutes les résonnances de limmense tragédie
du 11 septembre.
- Pablo Picasso :
Jétais à New York à lépoque
où ont émergé des groupes comme Talking Heads
ou les Modern Lovers qui étaient tout simplement incroyables.
Leur chanteur, Jonathan Richman, est un immense auteur, jai
toujours adoré son travail. Je mourrais denvie dinterpréter
cette chanson... cest lune des choses les plus drôles
que je connaisse. Jai quelque peu modifié lambiance,
le contexte. La version originale sonnait plutôt Velvet
Underground, assez répétitive... Jai délibérément
étoffé et durci la structure pour la rendre plus
rock !
- Never get old :
Cest un titre totalement ironique. Jentends déjà
les gens me demander : Est-ce que cela vous préoccupe
tant de vieillir ? , La mort vous obsède-t-elle
?, Vieillissez-vous vraiment ?... Jai
56 ans, même si jai limpression den avoir
toujours 27, ce nest là quune impression !
Et puis Never get old restera la chanson Vittel. Cétait
une façon habile davoir un de mes titres diffusé
partout. Les publicistes français sont arrivés en
me disant (accent français) : We want you to do zis
thing with the Ziggy. Et je leur ai répondu : Je
voudrais plutôt jouer un titre nouveau, cela maidera
au niveau des radios en France, pays où cest quasi impossible
dentrer dans les play-lists. Et ainsi, grâce
à cette bouteille deau, jai pu être diffusé
massivement. Cétait plutôt bien joué
!
- Looking for water :
Je pense que ça se rapporte au Moyen-Orient car quand je
lai écrite, javais cette image dun homme
qui rampe dans le désert à la recherche deau,
une image excessivement "clichée". Et puis je
me suis dit que la seule chose quon puisse apercevoir dans
le désert, ce sont des puits de pétrole, ces puits
semblent fonctionner mais il ny a pas deau. Hmm, ça
semble évoquer un truc militaire, industriel, un complexe
du genre. Ce pourrait être une administration dont le manifeste
aurait été rédigé à la fin
des années 90 et qui aurait survécu jusquici.
Cest le genre de truc que javais à lesprit.
- She'll drive the big car :
Il y a des personnes pour lesquelles il est difficile de continuer
daller de lavant. Cette femme, au centre de la chanson,
réalise quelle est arrivée au bout de son
chemin et quelle nira pas plus loin. Chaque jour,
elle longe lHudson en voiture, se répétant
quun jour elle viendra là en famille, au bord du
fleuve, vivre et partager un moment dintimité. À
la fin de la chanson, on a la nette impression quelle va
filer un coup de volant et se jeter dans la rivière. Cest
une petite tranche de vie américaine, très triste.
Il semblerait que lautomobile soit un élément
indispensable à toutes bonnes tragédies américaines,
cest donc pour cela que cette histoire se passe dans une
voiture.
- Try some, buy some :
A lorigine, cest un 45 tours très obscur enregistré
par Ronnie Spector. George Harrison adorait la voix de Ronnie
et il lui écrivit ce titre. Il faut dire que Ronnie était
une chanteuse absolument fantastique, jai toujours été
l'un de ses fans et jai acheté ce single en 1974.
Je pense que cest le dernier enregistrement sorti sur le
label Apple (celui des Beatles). Quand jai enregistré
ce morceau, javais en tête le fait dinterpréter
une chanson de Ronnie... jusquau moment où on a rédigé
les notes et crédits de la pochette. Là jai
réalisé que cétait en fait une chanson
de George Harrison, produite par lui et Phil Spector. À
cet instant, je me suis dit quel heureux hasard !,
cétait une façon très élégante
de lui rendre hommage, même si ce nétait pas
totalement prémédité.
Reality :
Cest la première chanson que jai écrite
pour lalbum. Le mot réalité, à
cause des médias, de la télévision, est devenu
un terme totalement galvaudé ! Bien entendu, nous savons
que la réalité est un concept totalement subjectif.
Mais cette définition sapplique surtout à
ceux dentre nous perdus parmi toutes ces chaînes de
télé qui ne véhiculent aucun absolu, trop
de câbles, trop dexcès... Maintenant si on
considère un pauvre type du sud de Londres, sans argent
pour payer son loyer, sans nourriture pour nourrir sa famille,
je peux vous assurer quil a une idée assez claire
de ce que représente la réalité pour lui.
Bring me the disco king :
Jai écrit ce titre en 1992, pour lalbum Black
Tie White Noise. Je voulais quil sonne un peu toc, kitsch,
quil soit un vrai titre disco, assez rapide, dans la tradition
des productions "slam" de la fin des seventies. Le problème
cest quune fois achevé, il sonnait réellement
toc et kitsch. Ça ne fonctionnait plus avec le reste, il
manquait dépaisseur.A la fin des années 90,
je lai retravaillé mais ça na rien donné.
Je ne cessais de me répéter : Il y a quelque
chose de bien dans cette chanson, mais quoi ?. Alors Mike
Garson et moi lavons complètement désossé,
déstructuré, retournant à son essence, dans
lintention de réécrire de nouveaux arrangements.
Mais lorsque jai entendu Garson pianoter sur lépure
du titre, jai compris quil ne fallait rien ajouter
de superflu. La chanson était là, tout simplement,
et elle fonctionnait à merveille.
Verdict ? Le Bowie 2003 est donc disert, volubile. Il nhésite
plus, triture son sujet, son personnage, lexpose, se livre
çà et là entre deux métaphores, deux
formules au rasoir. Oubliés les Je suis un éclat
dhomme de glace dantan, les faux-fuyants, les
outrances théâtrales. Je me suis enfin débarrassé
du poids considérable de mon passé, de mes anciens
morceaux. Ils ne me gênent plus, lance-t-il en guise
de justification. Quelle ironie !
Cest en renonçant à ses années dor,
à ses anciens pouvoirs quil les retrouvent soudain,
quasi intacts. Soudain, derrière le masque de la pop star,
lhomme ose une timide confidence : Nous esquissons
tellement de cercles sur cette ligne droite où lon
nous dit que nous voyageons. La vérité, bien sûr,
est quil ny a pas de voyage. Nous arrivons et partons
tous à la même heure. Faut savoir lire entre
les lignes : voilà donc, cest flagrant, le thème
central de Reality (si ce nest pas dailleurs celui
de toute son uvre !). Puis il se marre avant de conclure
: Aujourdhui, je suis en phase avec moi-même.
Je suis plutôt heureux... Mais je changerai probablement
davis.
Une fois de plus, malgré lintéractivité
verbale et musicale, le mystère Bowie reste entier. Comme
le Jean Genie de la chanson, en sphinx respectable,
il retrouve son rictus de reptile. Et cest bien pour ça
que nous laimons.
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plus sur David Bowie.
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